Pourquoi une certaine gauche américaine et européenne consacre-t-elle autant d’énergie à présenter le « lobby israélien » aux États-Unis et en Europe occidentale comme la force dirigeante de l’impérialisme américain faisant plier les présidents américains à leurs desiderata et mettant à leurs bottes les membres du Congrès ?
Dernièrement, je lisais l’entrevue que Kourosh Ziabari a obtenue d’un activiste américain nommé Jeffrey Blankfort. Deux courts extraits suffiront à en résumer les propos :
« Jeffrey Blankfort a accepté de m’accorder une interview exclusive sur l’influence du lobby israélien sur les décideurs du gouvernement américain, le programme nucléaire illégal et secret d’Israël, le conflit israélo-palestinien et la menace d’une attaque imminente d’Israël contre les installations nucléaires de l’Iran. (…) Dans votre article : "Le lobby israélien et la gauche : des questions difficiles", vous explorez de manière approfondie la domination du lobby israélien sur l’administration américaine et vous citez des exemples convaincants de l’influence de riches sionistes sur les multinationales (…) » (1).
Pourquoi une certaine gauche américaine et européenne consacre-t-elle autant d’énergie à présenter le « lobby israélien » aux États-Unis et en Europe occidentale comme la force dirigeante de l’impérialisme américain faisant plier les présidents américains à leurs desiderata et mettant à leurs bottes les membres du Congrès ?
Y a-t-il un autre exemple, dans l’histoire de l’humanité, d’une superpuissance de 310 millions d’habitants complètement inféodée à un petit pays insignifiant d’au plus sept millions et demi d’individus se chamaillant pour quelques kilomètres de terres semi-arides ? Est-il concevable qu’un pays pesant à peine 206 milliards de dollars de PIB annuel (2) puisse contrôler et diriger une superpuissance qui aligne 14 510 milliards de PIB annuel ? (3) Comme Uri Avnery l’écrivait : « Faut-il penser que la queue remue le chien ou ne serait-ce pas, plutôt, le chien qui fait battre sa queue ? ».
Je vais tenter de démontrer que c’est le conseil d’administration qui dirige sa filiale étrangère, même quand cette filiale est hystérique et assassine ; que c’est le président de la fédération américaine qui, dans le domaine des affaires étrangères, commande à chacun des États, y compris au quasi cinquante-et-unième État de l’Union (qu’est Israël). Je vais tenter de démontrer que c’est l’État major qui donne des ordres à la base militaire, même si celle-ci est située en zone hostile aux confins de l’empire. Il en fut ainsi sous l’empire Romain, sous l’empire Ottoman, sous l’empire Mongol et sous le III e Reich hitlérien. Et il en va ainsi sous le règne de Barak Obama, 44e Président des États-Unis d’Amérique.
L’économie (les moyens de production et d’échanges) est l’une des trois instances de toute structure sociale, l’instance dominante ; l’idéologie est la seconde instance et le politique est l’instance régulatrice de la gouvernance, tans dans les sociétés anciennes que dans les sociétés modernes. Il n’existe pas d’exemple de société poursuivant délibérément des politiques suicidaires allant à l’encontre de ses intérêts pour satisfaire une tierce-partie. Quand deux universitaires américains, Mearsheimer et Walt, déclarent que le lobby israélien contraint les États-Unis à poursuivre des objectifs politiques et militaires contraires à leurs intérêts nationaux, il faut y regarder d’un peu plus près, si l’on veut comprendre ce paradoxe (4).
Certaines contradictions internes à tout système social ont pu amener une grande puissance à péricliter, non pas pour s’asservir volontairement à un état suzerain moins puissant, bien entendu, mais parce que ces contradictions insolubles entraînaient les protagonistes dudit système économique, politique et idéologique à se quereller jusqu’à paralyser l’État, créant ainsi les conditions favorables à son renversement. Ainsi, ce n’est pas le « lobby » des aristocrates qui entraîna la chute de la monarchie française, c’est le fait que le système social féodal et aristocratique était paralysé. Les révolutionnaires français de la Convention lui donnèrent le coup de grâce. Il en est allé de même pour la Russie tsariste (en 1917) et pour la Chine du Kuomintang (en 1949).
Les lois de l’économie politique auraient-elles changé, depuis l’apparition de l’entité sioniste (Israël), au point que ce serait les manigances du lobby israélien qui orienteraient l’évolution de l’économie, de la politique et de l’idéologie au sein de l’empire ? Selon les tenants de la ‘nouvelle gauche’, une poignée de magouilleurs organisés en « lobby » commanderait aux plus puissants et leur imposerait de défendre des politiques contraires à leurs intérêts, parce que (soi disant) ces politiciens véreux souhaitent tellement être réélus qu’ils minent eux-mêmes les bases de leur pouvoir économique, politique et idéologique, cela pour obtenir quelques votes « juifs » ou pour bénéficier de l’appui des bailleurs de fonds sionistes (5).
Un imbécile peut, à la rigueur, scier la branche sur laquelle il est assis. Que 535 représentants, sénateurs et un président des Etats-Unis, tous imbéciles, scient la branche du Congrès et de la présidence américaine pour s’effondrer dans les miasmes de la petite politique israélienne, cela est plus qu’improbable. Il doit y avoir une autre explication.
Mais comment expliquer que Benjamin Netanyahu s’entête et refuse d’accorder le bantoustan sur plus de 5 % des terres palestiniennes, alors même que Barak Obama semble disposé à rétrocéder jusqu’à 10 ou 12 % de leurs terres aux Palestiniens ? La filiale sioniste tiendrait-elle tête à la maison-mère américaine ?
L’empire américain
Il y a consensus, au sein de la classe capitaliste américaine et parmi les sous-fifres politiques, sur le soutien indéfectible qu’ils accordent à leur base militaire installée au Levant, sur l’appui qu’ils donnent au quasi cinquante-et-unième État de l’Union, à leur colonie de peuplement et d’exploitation parachutée au fond de la Méditerranée, en plein cœur de ce monde arabe inquiétant. Par ailleurs, deux conceptions de la politique américaine au Proche-Orient s’affrontent, au Congrès, en concordance avec les deux sections des impérialistes qui se disputent le pouvoir aux États-Unis.
La section industrialo-financière, majoritaire au parti Démocrate, pense que la meilleure façon de mener la politique de l’empire dans cette région du monde est de lever une fois pour toute l’hypothèque palestinienne. Cette section des riches américains et leurs thuriféraires politiques croient que de rétrocéder un bantoustan d’une superficie « raisonnable » aux autochtones arabes les satisfera et apaisera les critiques des royaumes féodaux environnants, coupera l’herbe sous le pied des États récalcitrants (comme la Syrie et l’Iran), en leur retirant un argument de confrontation et en permettant à l’empire de concentrer ses efforts sur des problèmes beaucoup plus importants, comme le contrôle de l’acheminement du pétrole vers les marchés des puissances émergeantes (Chine, Inde), de même que le problème du choix de la monnaie internationale qui servira de devise forte pour ces échanges entre clients et fournisseurs d’hydrocarbures.
Le règlement de cette « Question palestinienne » devrait être mené rondement et l’accord des parties obtenu rapidement, ce qui permettrait, ensuite, de confier à cette base militaire américaine permanente des missions urgentes, comme celle d’attaquer l’Iran, de soutenir le gouvernement fantoche irakien, d’entraîner les services secrets afghans, d’organiser une insurrection en Syrie, d’agresser le Liban. Idem, pour ce qui est de blanchir l’argent sale d’une partie des banques américaines, de sous-traiter l’équipement militaire de pointe et de le tester sur différents théâtres d’opérations. Bref, qu’on en finisse avec ces quelques kilomètres carrés de terres semi-désertiques et que l’empire et sa colonie puissent passer à autre chose…
L’ex-président Jimmy Carter est le représentant emblématique de cette politique. Il l’a écrit, en 2006, dans son œuvre majeure : « Palestine, la paix, pas l’apartheid » (6). Jimmy Carter a été très franc, dans ce livre, et il a parfaitement expliqué que pour lui, les accords de Genève, qui proposaient l’établissement d’un bantoustan palestinien dans les limites approximatives de la Ligne Verte de 1967, le rejet du droit de retour pour les palestiniens des camps de réfugiés et l’établissement d’un gouvernement palestinien fantoche sous protectorat israélien constituaient un « compromis acceptable pour les deux parties ».
La section pétro-financière des capitalistes américains, majoritaire au parti Républicain, croit quant à elle que leur base militaire au Levant leur rend encore d’éminents services. Elle a servi d’entremetteur pour échanger de l’argent contre des armes avec l’Iran au bénéfice des Contras, elle a entraîné les soldats guatémaltèques, quand la CIA ne pouvait le faire directement, elle a fomenté un coup d’état au Honduras et elle soutient le gouvernement kurde au nord de l’Irak, elle menace l’Iran pour calmer les ambitions de cette puissance régionale, elle espionne tous les gouvernements de la région et elle bombarde, à l’occasion la Libye, la Tunisie, la Syrie ou le Liban, quand ces gouvernements tentent de tenir tête aux grands de ce monde et qu’ils oublient qui sont les maîtres de la planète.
L’entité sioniste équipe et entraîne les armées réactionnaires que le Pentagone ou la CIA ne parviennent pas à soutenir directement, suite aux restrictions votées par le Congrès. L’armée israélienne expérimente les nouvelles armes américaines sur des populations civiles et elle développe de nouvelles stratégies anti-insurrection à Gaza, en Cisjordanie et dans le Sud-Liban. Bref, cette base militaire avancée a, selon cette faction, encore sa raison d’être en l’état, et le fait qu’un petit peuple de gueux quémande sa terre ancestrale avec autant d’acharnement depuis si longtemps n’est pas de nature à l’amener à modifier ses plans.
Cette section de la classe capitaliste américaine croit cependant que viendra le jour où il faudra en finir avec ce problème en accordant un bantoustan à ces quelque 4 millions de va-nu-pieds, qu’on ne saurait transférer vers la Jordanie. Par contre, ces hommes d’affaires et les politiciens Républicains qui sont à leur solde s’en remettent à leurs commandants locaux israéliens pour régler ce genre de question secondaire et pour partager ces quelques kilomètres carrés de sables et de caillasses.
Le temps venu, les officiers locaux de l’armée israélienne bien équipée, bien ravitaillée en munitions sophistiquées, bien entraînée et convenablement financée sauront comment régler ces désagréables questions frontalières. On peut leur faire confiance et s’ils ne règlent pas cette question tout de suite, c’est qu’ils savent, mieux que leurs patrons à Washington, ce que l’ennemi palestinien peut encore céder et concéder.
Le rôle circonscrit du lobby
C’est à exploiter ces disputes entre les deux factions consensuelles de la grande bourgeoisie impérialiste américaine (Démocrates – Républicains) que jouent les dirigeants de la succursale israélienne. L’un des instruments de pression sur les deux partis politiques représentant ces deux factions est le « lobby israélien » à Washington. Tant que les intérêts de ce « lobby israélien » concorderont avec ceux de la puissance mandataire et de ses alliés, il n’y aura aucun problème et la puissance de tutelle pourra même consentir à se laisser chahuter par les portefaix locaux. Ne soyons pas dupes, le Premier ministre israélien, qui se rend à la Maison Blanche jusque dans le bureau Ovale pour quémander ses nouveaux avions F-35, n’est pas le maître de celui qui les lui accorde (ou les lui refuse) et les lui finance, par-dessus le marché. Le Premier ministre israélien, qui doit faire endosser ses émissions de bons du trésor israélien, n’est pas le maître de celui qui les rejette ou les achète.
Ce lobby comprend des magnats de la finance qui font affaire sur les places financières israéliennes et américaines, blanchissent l’argent sale et spéculent sur certains marchés licencieux interdits d’accès en Amérique et en Europe. Ce lobby comprend aussi des magnats de l’industrie de l’armement, dont les entreprises israéliennes sont des sous-traitants, privilégiés comme le sont les sous-traitants canadiens, incidemment. Ce lobby est constitué de magnats des communications, fournisseurs (pour les premiers) et investisseurs (chez les seconds), avides des gros profits qu’offrent l’immobilier et l’armement. Bref, tous ce beau monde est en bonne compagnie et fait bien peu de cas de ce petit peuple de pestiférés, le peuple palestinien. De tels lobbys d’interpénétration des intérêts économiques, financiers, industriels et politiques existent dans plusieurs États américains. La Californie possède, elle aussi, son lobby. Dit-on, pour autant, que le lobby californien dirige la politique américaine et mondiale ? Non ; c’est la classe capitaliste monopoliste américaine qui dirige les destinées de l’impérialisme américain.
Voilà pourquoi je ne crois nullement que le lobby israélien à Washington dirige les destinées des États-Unis d’Amérique. Ces lobbyistes sont des agioteurs qui se meuvent à l’intérieur des balises que leur fournit l’expansionnisme américain et dans les limites que leur impose ce petit peuple valeureux accroché à sa terre d’où il ne veut pas déguerpir, j’ai nommé le peuple palestinien. Personne n’aurait pu choisir peuple plus courageux pour représenter les damnés de la terre capables d’affronter la puissante alliance occidentale empêtrée dans ses contradictions économiques, sociales, idéologiques et politiques.
Les experts qui prétendent que le lobby israélien à Washington dirige le monde, tirant les ficelles électorales des présidents, sénateurs et représentants américains, prennent la proie pour l’ombre, mystifient et brouillent les cartes pour que nous ne puissions voir que c’est bien l’empire américain qui agit, complote, espionne, tue et mène la guerre au Moyen-Orient par Mossad et « Tsahal » (FDI) interposés et que, quand la colonie ne suffit plus à la tâche, alors l’empire se déplace et attaque lui-même l’Irak et l’Afghanistan.
Un lobby de pression n’est qu’une forme d’organisation et d’intervention dont se dote une classe dominante pour défendre ses intérêts économiques ; cherchez l’intérêt économique, et vous trouverez l’explication du comportement politique.
C’est la tête américaine qui dirige la queue israélienne du dragon impérialiste. S’il faut frapper la queue c’est en touchant la tête que l’on viendra à bout du dragon.
Source : Robert Bibeau