David Lesch a rencontré à plusieurs reprises Bachar el-Assad. Professeur d’histoire du Moyen-Orient à la Trinity University de San Antonio, il relève que plusieurs facteurs rapprochent le cas syrien des situations tunisienne et égyptienne : une répartition très inégalitaire des ressources, un chômage qui culmine à 20%, voire plus chez les jeunes urbains éduqués, un taux de natalité élevé et une pauvreté qui accable près de 14% des 22 millions de Syriens. « Mais plusieurs éléments montrent que la Syrie est très différente des deux autres pays arabes. Damas n’est pas le laquais des Etats-Unis. Il manifeste au contraire son opposition à Israël et à Washington par son soutien au Hezbollah libanais et au Hamas palestinien. Selon moi, si l’effet domino se produit, la Syrie sera parmi les dernières à en subir les effets. Les régimes qui chutent sont ceux qui étaient liés de près à Washington. »
Dans une interview accordée au Wall Street Journal à fin janvier, le président syrien vantait l’immunité syrienne par rapport aux virus révolutionnaires égyptiens et tunisiens. Pour Barah Mikaïl, directeur de recherche à la Fondation pour les relations internationales et le dialogue extérieur (Fride) à Madrid, Bachar el-Assad a un rapport particulier à la population : « En livrant un bras de fer aux Etats-Unis et à Israël, il a réussi à compenser les gros déficits politiques et économiques internes. Ce faisant, il a en quelque sorte redonné une dignité et un honneur aux Syriens. L’habileté du chef d’Etat syrien est aussi d’anticiper en permanence les risques de déstabilisation du pouvoir. »
Bien que minoritaire (alaouite, une branche du chiisme) dans un pays à majorité sunnite, Bachar el-Assad peut compter sur le soutien d’autres minoritaires, les chrétiens. Et Barah Mikaïl d’ajouter : « Bachar el-Assad a aussi d’emblée voulu se montrer proche du peuple. Il n’habite pas le Palais présidentiel, il se mêle régulièrement à la foule ou va manger un sandwich dans un boui-boui de Damas. Signe du changement de perception du maître de Damas : à l’époque, les gens se sentaient obligés d’afficher le portrait d’Hafez el-Assad dans leurs commerces. En privé, ils s’y refusaient. Aujourd’hui, le portrait de Bachar est entré dans l’espace privé des Syriens. »
La stabilité du pouvoir syrien ne relève toutefois pas que des bons sentiments. Bachar el-Assad dispose d’un appareil sécuritaire capable d’étouffer la moindre contestation populaire. Les moukhabarat (services de sécurité) hérités du pouvoir de fer d’Hafez el-Assad restent d’une redoutable efficacité. David Lesch rappelle que le massacre d’Hama, orchestré par le Lion de Damas en 1982, avait fait entre 10 000 et 20 000 morts. Le pouvoir syrien avait écrasé l’un des bastions des Frères musulmans. « Pour les Syriens, ce souvenir agit comme une piqûre de rappel et un facteur de dissuasion efficace, analyse le professeur. Quant à l’armée, elle n’a pas l’indépendance dont elle bénéficie dans certains pays. Elle est intimement liée au régime. Si le régime chute, elle chute avec lui. »
En Syrie, l’opposition, très disparate, est quasi inexistante et la société civile moins active qu’ailleurs. « La Syrie a été l’un des derniers pays arabes à introduire Internet et à autoriser des ONG », souligne Riccardo Bocco, professeur à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID).
La colère de la population syrienne peut néanmoins s’accroître à la lumière des promesses que Bachar el-Assad a faites en accédant au pouvoir. « Il parlait de démocratie, il était question de printemps syrien jusqu’en 2001. Ces espoirs ont été déçus », selon Barah Mikaïl.
Pour Mohammad-Reza Djalili, professeur honoraire de l’IHEID, la chute du régime syrien aurait des conséquences considérables : « Aux côtés de l’Egypte, la Syrie est l’un des deux pôles du Machrek. Avec la chute d’El-Assad, tout le système d’alliances du Levant tomberait : le soutien syrien au Hezbollah, aux Palestiniens de gauche, à l’Iran. Ce dernier perdrait son seul allié régional. »