Le suicide provoque une culpabilité chez les survivants. En général, cela touche les proches, qui se demandent comment ils ont pu passer à côté d'un tel mal-être, ce qu'ils auraient pu faire pour l'empêcher. Dans le cas de l'immolation par le feu, l'acte est public. Il désigne en soi la société comme responsable. Et le lieu choisi n'a rien d'anodin. Il désigne le principal coupable. Dans les cas récents, ce sont des symboles du pouvoir : une préfecture, l'assemblée, le sénat... «Il y a la volonté que la société réagisse. Dans le cas de Mohamed Bouazizi, la société tunisienne qui s'est tue pendant si longtemps a culpabilisé. D'où ce réveil, analyse Saida Douki Dedieu. C'était pour eux une manière de dire qu'il avait raison.»
Cela explique en partie la multiplication des cas d'immolation dans le Maghreb. Ceux qui tentent de l'imiter se reconnaissent dans cette douleur et cette détresse exprimées. Ils estiment vivre dans les mêmes conditions que Mohamed Bouazizi et qu'il a ouvert la voie. Dans la foulée, en Tunisie, il y a eu plusieurs cas, avant ceux plus récents en Algérie, au Maroc, en Egypte ou en Mauritanie.
Rita El Khayat évoque une contamination de proche en proche. L'immolé devient un héros national pour avoir fait le sacrifice ultime qui a permis à la société de se réveiller. C'est le cas pour le Mauritanien qui a tenté de se suicider par le feu devant le Sénat à Nouakchott. Il avait publié sur sa page Facebook plusieurs messages, l'un en hommage à Mohamed Bouazizi, les autres ayant une portée plus politique. Sorte de manifeste, il avait même formulé plusieurs revendications et il avait menacé le régime d'être lui aussi renversé par une révolte populaire. «Il doit y avoir une fantasmagorie incroyable avant le passage à l'acte. Celui qui s'en convainc imagine tout ce qui peut se passer après, avec une accélération des images mentales et des pulsions de plus en plus forces», précise la psychiatre marocaine.
Le tabou du suicide
L'islam, comme toutes les autres religions monothéistes, interdit le suicide. Le fondement est toujours le même. C'est Dieu qui est à l'origine de la vie et en se donnant la mort, on s'octroie une prérogative divine. C'est déjà l'opinion de Platon. Aristote estime pour sa part que c'est un acte lâche. Les Romains eux l'admettaient dans certains cas particuliers, comme après une défaite, pour éviter les tortures ou la mise en esclavage, en cas de douleur physique ou de perte d'un être cher. Sénèque le saluait comme le dernier acte de l'homme libre. La première formalisation de la condamnation du suicide chez les chrétiens date de 452.
Dans le cas de l'immolation par le feu, c'est impossible à ignorer. Saida Douki Dedieu exerçait en Tunisie jusqu'en 2006. Elle a eu l'occasion de poser la question à plusieurs jeunes qui avaient choisi ce moyen pour attenter à leur vie et leur a posé la question. Leur réponse était toujours la même: «Ils m'ont dit que la douleur provoquée par le feu était telle qu'ils pensaient que Dieu serait compatissant. Ils s'en remettaient à la miséricorde de Dieu, une miséricorde qu'ils n'avaient pas trouvé sur terre.»
Pathologie personnelle ou sociale?
En Égypte, comme en Algérie, les autorités ont évoqué des troubles psychiatriques pour expliquer le geste de certains immolés. «Tout le monde ne peut pas s'immoler par le feu, reconnaît Rita El Khayat. Il y a sans doute une composante paranoïaque de la personnalité, du masochisme et une capacité à sublimer les souffrances ou les tortures internes.» Mais de là à parler de maladies mentales, il y a un pas qui lui paraît difficile à franchir à cause de la dimension politique de l'acte. Saida Douki Dedieu renchérit: «Le suicide est une conduite complexe à mi-chemin d'une pathologie personnelle et d'une pathologie sociale. Mais l'immolation par le feu est celle qui a la plus petite composante personnelle.»