1 mort et 400 blessés mercredi C’est quoi la «rue arabe»? L'arme anti-censure Hend marche lentement, chaque pas lui coûte. Fatiguée, la vieille dame de 79 ans s’arrête et s’assoie au bord du trottoir, face à deux camions de police incendiés, devant l’immeuble ravagé qui abritait le quartier général du Parti national démocratique d’Hosni Moubarak. Les rues entourant l’immense place située au centre du Caire sont fermées aux voitures et atteindre le rassemblement demande beaucoup d’énergie. Mais Hend ne renonce pas. Après avoir pris cinq minutes de repos, elle se lève et se remet en marche.
C’est la deuxième fois qu’elle participe à une manifestation. La première, c’était en 1952, quand les Egyptiens ont chassé les Britanniques. Hend était étudiante en littérature. Aujourd’hui, elle est la grand-mère de trois adolescents. Elle avance lentement, soutenue par sa belle-fille, et on voit bien qu’elle souffre, mais elle arbore un sourire radieux. «Je suis très heureuse, me dit-elle. Nous prenons notre avenir en main.»
Une fois repartie, elle ne s’arrêtera pas avant d’arriver en vue de la foule qui se déverse sur la place. «C’est très différent de 1952, dit-elle en reprenant son souffle. A l’époque, seuls les étudiants manifestaient. Aujourd’hui, c’est tout le monde, toute la société est dans la rue. Et l’enjeu est encore plus important. Nous, nous manifestions contre les Britanniques ; désormais, l’ennemi, c’est notre propre gouvernement.»
Pour les manifestants, ce mardi était celui de la «marche du million», et ils espèrent réussir à faire venir encore plus de gens sur la place Tahrir. Depuis huit jours, des dizaines de milliers de personnes ont envahi les rues pour exiger la fin du régime d’Hosni Moubarak, au pouvoir depuis presque trente ans. Hend n’a que quelques années de moins que l’homme qu’elle souhaite voir tomber. Alors qu’elle se joint à la foule qui attend de passer entre les chars d’assaut pour arriver sur la place, il est évident que cette journée est une réussite totale. Pourtant, même après sept jours de manifestations ininterrompues, personne n’aurait cru pouvoir rassembler autant de monde.
Passer entre les chars d'assaut
Quelques heures plus tôt, les militants étaient inquiets. Que feraient-ils si seulement quelques milliers de personnes répondaient à l’appel? La journée devait être une démonstration de force, un événement dont l’ampleur forcerait le monde entier à garder les yeux rivés sur l’Egypte. Auparavant perçus comme résignés et apathiques, les Egyptiens sont devenus un peuple d’agitateurs politiques capable de continuer à occuper la rue face au gaz lacrymogène, aux balles et aux grenades assourdissantes. Aujourd’hui, il fallait tenir.
Trois jeunes hommes de l’Association pour le changement, le mouvement dirigé par ElBaradei, qui milite pour l’abrogation d’une réforme constitutionnelle votée en 2005 et 2007 qui interdit à tout candidat indépendant de se présenter aux élections présidentielles, ont décidé de prendre les choses en main. Ils vont parcourir la ville en essayant de convaincre les gens de venir sur la place Tahrir. «Nous allons défiler dans les rues en criant “A bas Moubarak” et en demandant aux gens de se joindre à nous. Quand nous en aurons rassemblé 1.000 ou 2.000, nous reviendrons vers le centre», explique Tawfik Gamal, alors que nous marchons à grands pas vers le métro.
Peu après, nous apprenons que d’autres militants ont eu la même idée. Tawfik et ses amis décident donc de se diriger vers un autre quartier. De mon côté, je me rends au point de rendez-vous qu’ils s’étaient fixés. Assise devant une grande mosquée située dans un quartier cossu, je vois défiler une centaine de personnes.
«Que dieu te protège»
Rapidement, un petit groupe d’amis se rassemble. Ils portent des banderoles qu’ils ont fabriquées eux-mêmes, et des bouteilles de soda. Tous font partie de la bourgeoisie égyptienne. L’un d’eux s’appelle Ahmed El-Diwany. Il est responsable des technologies de l’information à l’Université américaine du Caire et il loge pour l’instant chez ses parents, afin d’être au plus près des manifestations. Il ne sait pas quand, mais il est convaincu que le président va tomber. «Moubarak est du signe du Taureau, donc il est très têtu. Il ne veut pas paraître faible. En plus, il est général. Mélangez tous ces ingrédients, ça fait un cocktail explosif», dit-il avec le plus grand sérieux.
Un petit groupe s’approche. Ce sont des professeurs, ils enseignent à l’Université du Caire. Ils appartiennent aux Frères musulmans, un mouvement islamique interdit par l’Etat qui constitue le plus grand groupe d’opposition à Moubarak. Mais ils ne sont pas ici sur ordre de leur hiérarchie. Ils viennent simplement retrouver leurs amis à la mosquée. Les deux groupes se serrent la main et un professeur donne sa carte à un jeune doctorant de Stanford. Ils se quittent en disant à chacun «Que Dieu te protège», et les jeunes gens montent dans des taxis.
«Nous avons envoyé un message à Moubarak»
Je n’ai pas réussi à retrouver l’autre groupe, mais, plus tard dans la journée, je suis tombée sur le premier, installé au milieu de la place et complètement galvanisé par le spectacle de cet immense espace tellement rempli de monde qu’il est presque impossible de bouger. «En fait, ce n’était même pas la peine d’aller les chercher», reconnaît Tawfik. «Très vite, on a vu que les gens convergeaient d’eux-mêmes vers la place, alors on a décidé de revenir.» Et quand ils sont arrivés, la place était déjà noire de monde.
Puisqu’ils n’ont plus besoin de faire venir les gens, ils essaient d’estimer la taille de la foule. «Cette place est plus vaste que la Mecque», affirme Abdullah, qui est médecin. «Si on peut faire tenir deux millions de personnes sur l’esplanade de la Mecque, il y a forcément plus de deux millions de personnes ici», claironne-t-il gaiement.
Mais alors que la nuit tombe sur Le Caire, Moubarak est toujours président et la même question est sur toutes les lèvres. Que va-t-il se passer? «Ce n’est pas ça le plus important, explique Abdullah. En faisant venir deux millions de personnes ici, aujourd’hui, nous avons envoyé un message à Moubarak. Nous avons déplacé deux millions de personnes. La semaine prochaine, ce sera six millions. Il n’y a plus Internet, plus de SMS, plus de Facebook, mais les gens sont là quand même. Tout cela, nous l’avons construit de nos propres mains, sans aide. Ça veut dire que si les gens veulent quelque chose, ils peuvent l’obtenir. C’est ça, l’important. C’est ça, le message.»