C’est une vieille règle : Ferdinando Marcos, Jean-Claude Duvalier, Chun Doo Hwan, Suharto et autres gangsters très utiles. C’est peut-être ce qui est en marche dans le cas de Hosni Mubarak, avec les efforts de routine pour s’assurer que le régime qui lui succède ne dévie pas trop de la voie appropriée.
L’espoir actuel de Washington semble résider dans le général Omar Souleiman, loyal à Mubarak et récemment nommé vice-président d’Égypte. Souleiman, qui a pendant longtemps dirigé les services secrets, est méprisé par le peuple rebelle presque autant que le dictateur lui-même.
Un thème commun parmi les "experts" est que la crainte de l’Islam radical requiert de miser (à regret) sur des forces non-démocratie au nom du pragmatisme. Même si elle n’est pas absurde, cette formulation induit en erreur. La menace véritable, pour les puissances occidentales, a toujours été l’indépendance. Dans le monde arabe, les États-Unis et leurs alliés ont régulièrement appuyé les islamistes radicaux, parfois pour prévenir la menace d’un nationalisme séculier.
Un exemple connu est l’Arabie Saudite, centre idéologique de l’Islam radical (et du terrorisme islamique). Un autre nom dans la longue liste est Zia ul-Haq, favori de l’ex-président Ronald Reagan et le plus brutal dictateur pakistanais, qui a mené un programme d’islamisation radicale (avec financement saoudien).
L’argument traditionnel qui est brandi dans et au-dehors du monde arabe est qu’il ne se passe rien, que tout est sous contrôle, comme l’explique Marwan Muasher, ex-fonctionnaire jordanien et actuel directeur de recherches sur le Moyen Orient de la Fondation Carnegie. Dans cette ligne de pensée, les forces en place argumentent que les opposants et les étrangers qui demandent des réformes exagèrent les conditions du terrain.
Par conséquent, le peuple continue à être de trop. Cette doctrine vient de loin et se généralise dans le monde entier, y compris sur le territoire national des Etats-Unis. Les perturbations appellent d’éventuels changements tactiques mais toujours en vue de récupérer le contrôle.
Le vibrant mouvement démocratique de Tunisie s’est dressé contre un État policier marqué par une quasi absence de liberté d’expression et d’association et de graves problèmes de droits de l’homme, et dirigé par un dictateur haï pour sa vénalité. Telle fut l’évaluation de l’ambassadeur des États-Unis Robert Godec dans un câble de juillet 2009, révélé par Wikileaks.
De ce point de vue, Wikileaks ruine les théories de la conspiration qui mettent en cause la noblesse des motifs fréquemment proclamée par Washington.
Le câble de Godec appuie ces jugements, du moins si nous ne voyons pas plus loin. Si nous le faisons, comme le rapporte l’analyste politique Stephen Zunes dans Foreign Policy in Focus, nous découvrons que tout en disposant des informations de Godec, Washington a fourni 12 millions de dollars d’aide militaire à la Tunisie. En réalité, la Tunisie n’a été qu’un des cinq bénéficiaires étrangers : Israël (routinier) ; l’Égypte et la Jordanie, dictatures du Proche Orient, et la Colombie, qui depuis longtemps détient le pire historique en matière de droits de l’homme et reçoit la plus grande aide militaire américaine dans l’hémisphère.
Ce qu’on ne mentionne pas, c’est ce que pense la population. Pourtant cela se découvre aisément. Selon des enquêtes publiées en août dernier par l’Institution Brookings, quelques Arabes étaient d’accord avec Washington et les commentateurs occidentaux, sur le fait que l’Iran est une menace : 10 pour cent. Par contraste, ils considèrent que les États-Unis et Israël sont les plus grandes menaces (77 et 88 pour cent, respectivement).
L’opinion arabe est si hostile aux politiques de Washington qu’une majorité (57 pour cent) pense que la sécurité régionale s’améliorerait si l’Iran avait des armes nucléaires. Même ainsi, il ne se passe rien, tout est sous contrôle (Marwan Muasher décrit ainsi la fantaisie régnante) : "les dictateurs nous appuient ; nous pouvons donc oublier leurs sujets… à moins que ceux-ci ne brisent leurs chaînes, dans ce cas nous devons adapter la politique".
Une fois de plus, les révélations doivent créer un effet tranquillisant : les fonctionnaires "ne dorment pas à leur poste" (comme dit Heilbrun) tandis que Washington marche inexorablement vers le désastre.