À l’occasion du 8 mars 2011, Journée Internationale des Femmes, nous avons décidé de publier ce texte inédit de Mansoor Hekmat. Basé sur un crime atroce commis en 1994 en Grande-Bretagne, il conserve malheureusement toute son actualité et permet de rappeler que les crimes et violences, le plus souvent rangés par la presse dans la rubrique «faits divers», parfois justifiés au nom de «l’honneur», de la «passion», de la «folie», parfois même de «l’amour» (qu’on se souvienne des commentaires lors de l’assassinat de Marie Trintignant), sont, lorsque, sous toutes les latitudes, les victimes sont toujours des femmes, «le reflet malade de l’ombre dominante dans la société».
Une nouvelle horrible a assommé la Grande-Bretagne début mars. Dans l’humble cité historique de Gloucester, célèbre pour ses cafés cosy et sa cathédrale du XIe siècle, on a découvert une maison qui est devenue la tombe pour les corps des victimes de meurtres mystérieux qui ont eu lieu ces 25 dernières années. À la mi-mars, neuf corps ont été retrouvés sous le plancher de la cave, dans le jardin et sous le sol de la salle de bain de la maison située au 25 rue Cromwell, qui a été surnommée «la maison des horreurs». La police estime que, sur la base d’indices comme le nombre de personnes disparues dans la région ces dernières années, le chiffre pourrait monter à plus de 30 corps.
À chaque corps déterré, quiconque a un proche disparu ces dernières années retient son souffle. Avec cette découverte macabre, la foule des journalistes, des touristes et des curieux qui campent à l’extérieur, avec leurs appareils photos et leurs pique-niques, grossit. Les voisins louent des «vues» depuis leurs fenêtres. tout le monde, selon sa profession et sa spécialité, dit quelque chose : le maire de Gloucester pleure la «mort d’une ville». Un journaliste «scientifique» est fasciné par la technologie des radars des détecteurs de mines militaires qui viennent de la guerre des Malouines, maintenant utilisés par la police comme outil principal pour leurs recherches. Alors que les experts médico-légaux de la police tentent d’identifier les victimes avec des tests d’ADN et des reconstructions faciales, les psychologues luttent pour comprendre la pensée et l’imagination de l’assassin. Quelle créature, quel individu malade et tordu peut commettre de tels crimes ? Que le coupable doit être «malade» est un postulat commun. En effet, comme l’a avancé un médecin légiste dans un cas similaires aux États-Unis, comment le coupable d’un tel «crime anormal» pourrait être une personne normale ?
Frederick West,le propriétaire et habitant âgé de 52 ans de la maison, a été arrêté et accusé de ces meurtres. De nombreux psychanalystes vont sans doute plonger dans les profondeurs de son cerveau et publieront des livres sur la bases de leurs hypothèses. Mais il y a un point, qui vient et disparaît comme une simple phrase dans les rapports de la police et des journalistes, un point réel qui va au-delà du meurtrier et de son monde privé : toutes les victimes de ses crimes étaient des femmes.
Cela nous amène à Anthony Kennedy…
Page 4 du Times du 9 mars et, accessoirement, juste au verso du rapport sur les cicatrices laissées sur le charmant visage de Gloucester par l’affaire de la rue Cromwell, il y a un rapport sur les majeures évolutions récentes dans l’Église Anglicane et un exemple de ses conflits internes. Le héros de l’histoire est le révérant Anthony Kennedy, vicaire de Lutton et Gedney. L’Église Anglicane (qui a scissionné de Rome il y a 500 ans) a finalement, deux décennies après la décision de son synode général d’admettre des femmes comme prêtres, dûment ordonné 32 femmes à la prêtrise le 12 mars à la cathédrale de Bristol. Pour l’opinion publique et pour les femmes ordonnées elles-mêmes, ça représente une grande étape vers l’égalité des femmes. Une d’entre elles dit, enthousiaste, «seulement lorsque nous sommes égales devant l’Église, nous pouvons prétendre être égales devant Dieu».
Ce que nous savons avec certitude pourtant, c’est que dans les mois qui viennent, nous aurons environs 1200 femmes prêtres en Grande-Bretagne pour vendre du haut de leurs chaires, comme leurs homologues masculins, les vieux enseignements chauvinistes mâles de l’Église sur les femmes et leur place spéciale devant le Tout Puissant, c’est-à-dire la traduction divine de leurs places spéciales sous le joug de la société machiste.
Pour la pertinence de notre discussion ici, nous devons mettre ce sujet de côté, puisque le but est de présenter Monsieur Kennedy.
Comme de nombreux autres prêtres mâles de l’Église Anglicane, dont certains sont retournés avec dégoût dans le giron de l’Église Catholique Romaine, Kennedy est indigné de cette évolution :
«Les prêtresses devraient être brûlées sur le bûcher parce qu’elles assument un pouvoir auquel elles n’ont pas droit. Dans le monde médiéval, on appelait cela sorcellerie. La façon de faire face aux sorcières était de les brûler au bûcher (…) La Bible est très claire sur ce sujet. Les hommes et les femmes sont différents biologiquement. Nous ne pourrons jamais être pareils. Je ne peux pas imaginer comment une femme pourrait être l’image du Christ. La chirurgie n’y pourra rien changer.»
Frederick West, l’assassin, est diabolique. Il sera mis de côté par la police. Pendant des années, son nom et ses actes enverront des frissons dans le dos. Antony Kennedy, pourtant, est angélique. Il peut représenter le Christ sans que rien ne soit modifié. Nos enfants lui souriront à la crèche et le salueront dans la rue. Personne ne cherchera un corps dans sa maison ou un secret effroyable dans son cerveau. Mais il s’agit de la même personne. Et c’est la même actualité.
La rage et la malédiction de Kennedy est la clef pour résoudre l’énigme des meurtres de Gloucester. Ces deux histoires doivent être comprises comme des crimes de violence contre les femmes, comme la défense et la promotion de la violence contre les femmes. Cette violence n’a pas surgi dans le cerveau dérangé de West et dans la religion défectueuse de Kennedy. Tous les deux ont eu assez de cervelle pour choisir leurs victimes parmi les sections de la société qui ont le moins de droits. La source de cette violence est un monde qui, par le biais d’une myriade de lois grossières ou subtiles, de traditions et de coutumes, a définit la femme comme opprimée et de seconde zone. Un monde qui, délibérément et consciemment, et souvent par les moyens les plus violents, bloque le chemin vers la liberté des femmes et la fin de leur statut d’opprimée
Ce n’est pas le Moyen Âge. C’est l’âge du capitalisme. Tout ce qui se met en travers du marché et des profits est tôt ou tard balayé. De nombreuses des anciennes idées les plus profondément implantées, des préjugés et des traditions ont dépéri jour après jour face à la triviale nécessité du marché et de la production. Donc, si la violence, la misogynie et la discrimination contre les femmes sont toujours une réalité de la vie des gens d’aujourd’hui et de cette époque, si malgré les puissants mouvements sociaux pour la libération des femmes, l’oppression sexiste prévaut toujours à travers le monde, l’explication de cela doit être trouvée ici même, aujourd’hui et à cette époque, dans les intérêts de ce système.
Il y aura peut-être toujours des crimes de «folie». Mais le genre de folie dont les victimes, dans les rues, à la maison et dans les lieux de travail, sont essentiellement des femmes, n’est plus de la folie, mais le reflet malade de l’ombre dominante dans la société.